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mardi 21 mars 2017

Matin ordinaire

Matin ordinaire

Il est 6h50, vous vous réveillez toute habillée de rêves. Parfois, cette filmographie onirique vous imprègne tellement, qu'il vous semble que la nuit est plus importante que le jour. Vous saisissez un livre, "Jeune homme" un pavé littéraire de Karl Owe, cadeau d'anniversaire de février passé. Vous aimez cette écriture libre, ces énumérations de noms communs ou propres. Une urgence pour la mémoire de cet homme sensible décryptant les êtres, et les choses, tel un miroir à facettes dans la pure clarté des paysages norvégiens.
Le livre tombe de vos mains, retourner dans les limbes ?.
Le jour se dévoile un peu partout, à travers le volet roulant de la chambre, et la porte vitrée du bureau. Vous sortez du lit.
Les stores à lamelles dans l'atelier sont baissées. En les levant, vous découvrez la barre plombée sur le Jura. La météo n'est pas infaillible. Ouf ! c'est préférable de voir que tout n'est pas sous contrôle. Curieux, n'est-ce pas de toujours vouloir laisser la direction de nos vies à des instances déifiées : ILS ont dit, ILS ont prévu, ILS ont augmenté, ILS ont prévu beau temps le matin, nuageux l'après-midi. Des ILS qui isolent, nous emprisonnent.
En segments perlés les gouttes d'eau se figent sur les baies vitrées. Ce n'est pas une averse, mais
une première pluie printanière. Vous vous réjouissez de son absorption par la terre et de la floraison qui s'en suivra.
Vous avez mis votre yucata carmin à motifs de grues dorées ou blanches et fleuris, un cadeau de votre aimé. Vous faites de rapides ablutions à l'évier en bakélite, une douche quotidienne n'est pas systématique. Jusqu'à l'entrée de votre adolescence, la salle de bain était une pièce inconnue !
Sur la table de bistrot au plateau parsemé de mosaïques (c'est vintage !), vous posez un set de table en coton, une tasse blanche et sa soucoupe, une assiette blanche à dessert, deux cuillères à café (une pour la confiture d'abricot faite maison ou le miel de Serbie d'un ami, l'autre pour le liquide), votre paquet Pain de Fleurs de tartines croustillantes au sarrasin, sans sel ni sucre ajouté, et sans gluten. Non, vous n'êtes ni bio, ni vegan, ni végétarienne, ni végétalienne, ni crudivore, ni insectophile, ni publivore... vous êtes seulement atteinte de sensibilité aiguëe chronique. Il n'empêche que la cuisson du pain titille encore vos narines.
Vous êtes amatrice de café. Dans le Pas-de-Calais la cafetière cabossée en aluminium chauffait en permanence sur le fourneau à charbon. Vous trempiez vos tartines au pâté ou avec des sprats fumés dans un breuvage clair chicorée -café. Maintenant vous allumez la cuisinière électrique, et mettez une bialetti moka deux tasses, sur la plaque, qui rougeoit instantanément. Les grains moulus répandus exhalent un fumet torréfié exotique dans tout l'espace. Vous revient l'image de Jacques Chessex et sa panoplie de bialetti de toutes tailles. Si vous avez de la visite vous utilisez l'autre, à quatre tasses.
Tandis qu'entre vos dents craquent les biscottes, l'animateur de radio Espace2 propose un jeu. Vous devez deviner la voix d'un acteur dans un monologue du Cid. Vous savez qu'il s'agit de Gérard Philipe, mais n'êtes pas assez prompte pour tenter le coup. Dans votre jeunesse, vous en étiez fan ou groupie, surtout de Fanfan la Tulipe, aventurier romantique !
Il est temps de changer de vêtement, vous optez pour un jean, et chemise rayée fleurie, aussi japonisant. Passe-partout ces jeans ! On peut les tordre, écrire dessus, les déchirer, les délaver, ne pas les laver, s'essuyer les mains. Avec vos escarpins Louboutin, vous devenez tellement chic et snob. Ce matin, vous mettez vos bottines en cuir achetées il y a trois ans chez Vögele à nonante neuf francs et nonante centimes, qui vous vont encore très, très bien. La preuve vous les avez déjà fait ressemeler trois fois !
Vous décidez de faire des muffins, (sans gluten of course !) six en tout, car la plaque a six trous.
Pas seulement pour le goût, mais pour l'odeur et Lui faire plaisir. Vous pensez aussi au repas du midi, (Il est gourmand) et ouvrez la porte du réfrigérateur. Une aubergine, tiens pourquoi pas une moussaka! Des pommes de terre, il en reste, la sauce tomate il y en a. Tandis que les petits gâteaux gonflent, vous remplissez une machine de linge, sans la mettre en route. Puis, dans la chambre, hop ! remettre en place les oreillers, la couverture, aérer (très important le changement d'air) ranger deux pantalons, quatre tee-shirts (dits aussi basiques,ou encore tricots de peau en Afrique).
Après vous listez vos courses, même si la plupart du temps vous improvisez les menus chez le boucher, soit en vous laissant attendrir par les belles escalopes de poulet ou le foie de veau sanguinolent, soit en succombant au filet tout frais et rose de féra. Chez l'épicier Bruno vous parachevez par les légumes de saison et les fromages auvergnats. Le pharmacien, c'est au cas où vous ne trouvez pas votre paquet Pain de Fleur, de chez l'épicier. C'est quasiment le même prix un peu plus de cinq francs, presque le coût d'un pain d'épeautre chez le boulanger, patissier, chocolatier K.Pultau, d'à côté.
Vous enclenchez votre smart-phone, au cas où un message vous signale que le crédit de votre compte bancaire a augmenté (l'annonce n'est jamais le contraire). Vous mettez en marche votre ordinateur pour supprimer une infinitude de messages tous plus abscons les uns que les autres, car ils ne vous touchent pas. Ça parle de partis politiques, de sex-appeal ou à pile, de financements positifs ou négatifs selon les dons que vous avez, de la meilleure affaire à faire actuellement chez Migros, ou à la Coop ou chez Ochsner. Vous agendez les rendez-vous culturels, gardez les courriels d'ami(e)s, en attente et oubliez de leur répondre.
Vous êtes à cran, la toute nouvelle imprimante A3 péclote et le scanner A3 se plait à faire des stries artistiques de vos images. Pas de courriel du vendeur. Plus facile de faire fonctionner une machine à laver ! Votre petite édition attendra...
Un arôme vanillé se répand dans l'atelier, les muffins dorés au maïs sont cuits.
Vous emmanchez votre doudoune coulis de cassis, attrapez le parapluie du même ton, et sortez.
Douce est la pluie sous le martèlement du pic épeiche.
Il est 8h50

St-Sulpice, le 18 mars 2017 Chantal Quéhen