Matin
ordinaire
Il
est 6h50, vous vous réveillez toute habillée de rêves. Parfois,
cette filmographie onirique vous imprègne tellement, qu'il vous
semble que la nuit est plus importante que le jour. Vous saisissez un
livre, "Jeune homme" un pavé littéraire de Karl Owe,
cadeau d'anniversaire de février passé. Vous aimez cette écriture
libre, ces énumérations de noms communs ou propres. Une urgence
pour la mémoire de cet homme sensible décryptant les êtres, et les
choses, tel un miroir à facettes dans la pure clarté des paysages
norvégiens.
Le
livre tombe de vos mains, retourner dans les limbes ?.
Le
jour se dévoile un peu partout, à travers le volet roulant de la
chambre, et la porte vitrée du bureau. Vous sortez du lit.
Les
stores à lamelles dans l'atelier sont baissées. En les levant, vous
découvrez la barre plombée sur le Jura. La météo n'est pas
infaillible. Ouf ! c'est préférable de voir que tout n'est pas sous
contrôle. Curieux, n'est-ce pas de toujours vouloir laisser la
direction de nos vies à des instances déifiées : ILS ont dit, ILS
ont prévu, ILS ont augmenté, ILS ont prévu beau temps le matin,
nuageux l'après-midi. Des ILS qui isolent, nous emprisonnent.
En
segments perlés les gouttes d'eau se figent sur les baies vitrées.
Ce n'est pas une averse, mais
une
première pluie printanière. Vous vous réjouissez de son absorption
par la terre et de la floraison qui s'en suivra.
Vous
avez mis votre yucata carmin à motifs de grues dorées ou blanches
et fleuris, un cadeau de votre aimé. Vous faites de rapides
ablutions à l'évier en bakélite, une douche quotidienne n'est pas
systématique. Jusqu'à l'entrée de votre adolescence, la salle de
bain était une pièce inconnue !
Sur
la table de bistrot au plateau parsemé de mosaïques (c'est vintage
!), vous posez un set de table en coton, une tasse blanche et sa
soucoupe, une assiette blanche à dessert, deux cuillères à café
(une pour la confiture d'abricot faite maison ou le miel de Serbie
d'un ami, l'autre pour le liquide), votre paquet Pain de Fleurs
de tartines croustillantes au sarrasin, sans sel ni sucre ajouté, et
sans gluten. Non, vous n'êtes ni bio, ni vegan, ni végétarienne,
ni végétalienne, ni crudivore, ni insectophile, ni publivore...
vous êtes seulement atteinte de sensibilité aiguëe chronique. Il
n'empêche que la cuisson du pain titille encore vos narines.
Vous
êtes amatrice de café. Dans le Pas-de-Calais la cafetière cabossée
en aluminium chauffait en permanence sur le fourneau à charbon. Vous
trempiez vos tartines au pâté ou avec des sprats fumés dans un
breuvage clair chicorée -café. Maintenant vous allumez la
cuisinière électrique, et mettez une bialetti moka deux tasses, sur
la plaque, qui rougeoit instantanément. Les grains moulus répandus
exhalent un fumet torréfié exotique dans tout l'espace. Vous
revient l'image de Jacques Chessex et sa panoplie de bialetti de
toutes tailles. Si vous avez de la visite vous utilisez l'autre, à
quatre tasses.
Tandis
qu'entre vos dents craquent les biscottes, l'animateur de radio
Espace2 propose un jeu. Vous devez deviner la voix d'un acteur dans
un monologue du Cid. Vous savez qu'il s'agit de Gérard Philipe, mais
n'êtes pas assez prompte pour tenter le coup. Dans votre jeunesse,
vous en étiez fan ou groupie, surtout de Fanfan la Tulipe,
aventurier romantique !
Il
est temps de changer de vêtement, vous optez pour un jean, et
chemise rayée fleurie, aussi japonisant. Passe-partout ces jeans !
On peut les tordre, écrire dessus, les déchirer, les délaver, ne
pas les laver, s'essuyer les mains. Avec vos escarpins Louboutin,
vous devenez tellement chic et snob. Ce matin, vous mettez vos
bottines en cuir achetées il y a trois ans chez Vögele à nonante
neuf francs et nonante centimes, qui vous vont encore très, très
bien. La preuve vous les avez déjà fait ressemeler trois fois !
Vous
décidez de faire des muffins, (sans gluten of course !) six en tout,
car la plaque a six trous.
Pas
seulement pour le goût, mais pour l'odeur et Lui faire plaisir. Vous
pensez aussi au repas du midi, (Il est gourmand) et ouvrez la porte
du réfrigérateur. Une aubergine, tiens pourquoi pas une moussaka!
Des pommes de terre, il en reste, la sauce tomate il y en a. Tandis
que les petits gâteaux gonflent, vous remplissez une machine de
linge, sans la mettre en route. Puis, dans la chambre, hop ! remettre
en place les oreillers, la couverture, aérer (très important le
changement d'air) ranger deux pantalons, quatre tee-shirts (dits
aussi basiques,ou encore tricots de peau en Afrique).
Après
vous listez vos courses, même si la plupart du temps vous improvisez
les menus chez le boucher, soit en vous laissant attendrir par les
belles escalopes de poulet ou le foie de veau sanguinolent, soit en
succombant au filet tout frais et rose de féra. Chez l'épicier
Bruno vous parachevez par les légumes de saison et les fromages
auvergnats. Le pharmacien, c'est au cas où vous ne trouvez pas votre
paquet Pain de Fleur, de chez l'épicier. C'est quasiment le
même prix un peu plus de cinq francs, presque le coût d'un pain
d'épeautre chez le boulanger, patissier, chocolatier K.Pultau, d'à
côté.
Vous
enclenchez votre smart-phone, au cas où un message vous signale que
le crédit de votre compte bancaire a augmenté (l'annonce n'est
jamais le contraire). Vous mettez en marche votre ordinateur pour
supprimer une infinitude de messages tous plus abscons les uns que
les autres, car ils ne vous touchent pas. Ça
parle de partis politiques, de sex-appeal ou à pile, de financements
positifs ou négatifs selon les dons que vous avez, de la meilleure
affaire à faire actuellement chez Migros, ou à la Coop ou chez
Ochsner. Vous agendez les rendez-vous culturels, gardez les courriels
d'ami(e)s, en attente et oubliez de leur répondre.
Vous
êtes à cran, la toute nouvelle imprimante A3 péclote et le scanner
A3 se plait à faire des stries artistiques de vos images. Pas de
courriel du vendeur. Plus facile de faire fonctionner une machine à
laver ! Votre petite édition attendra...
Un
arôme vanillé se répand dans l'atelier, les muffins dorés au maïs
sont cuits.
Vous
emmanchez votre doudoune coulis de cassis, attrapez le parapluie du
même ton, et sortez.
Douce
est la pluie sous le martèlement du pic épeiche.
Il
est 8h50
St-Sulpice,
le 18 mars 2017 Chantal Quéhen
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